st Ignace 31 juillet

Homélie prononcée par le P. Jean-Yves Grenet pour la st Ignace

SAINT IGNACE 2019

1 Rois 19, 9.11-15 ; Ps 1, 1-16 ; Ph 3, 8-14 ; Jn 1, 35-39

Les lectures de ce soir mettent en évidence des manières de faire ou de vivre du peuple choisi et éduqué par Dieu, manières renouvelées en profondeur par la vie de Jésus, homme et fils de Dieu parmi nous, manières dont nous sommes invités à nous inspirer pour contribuer, à notre niveau, à la croissance du Royaume de Dieu. J’en retiendrai trois aspects, où chacun peut sans doute repérer quelque invitation à aiguiser son attention : un appel à mettre en œuvre nos sens pour mieux percevoir le travail incessant de l’Esprit dans toute la création ; une invitation à vivre la rencontre ; nourris par tout cela, nous décider et agir.

Que se passe-t-il avec Elie ? Après avoir massacré quelques centaines de faux prophètes, il a fui ; il a même demandé au Seigneur d’en finir ; mais l’Ange du Seigneur l’a nourri et après 40 jours de marche le voilà à la montagne de l’Horeb, toujours habité par son zèle jaloux pour Dieu qu’il veut défendre à tout prix. Et là, ses sens sont en alerte : il vient d’entendre « sors dans la montagne et tiens-toi devant le Seigneur car il va passer ». Mais étrangement, il ne sort pas de suite, il attend de percevoir le moment favorable. Il entend l’ouragan et en sent le souffle puissant mais ne bouge pas. Il perçoit les vibrations du tremblement de terre, mais il ne bouge pas. Il voit la lumière du feu, en sent la chaleur brûlante, en entend les crépitements, perçoit l’odeur des matières calcinées, mais il ne bouge pas. Ce n’est que quand son oreille, pourtant assourdie par tout ce qui vient de l’agresser, perçoit le murmure d’une brise légère, quand sa peau sans doute en perçoit les faibles vibrations, qu’enfin il sort, visage couvert, et se tient à l’entrée de la caverne. Il lui a fallu percevoir tout cela, y ressentir peut-être des parallèles avec ses modes d’action jusque-là, pour reconnaître si oui ou non la promesse qui le fait se lever et tenir se réalise.

Que se passe-t-il dans la scène du début de l’Evangile de Jean ? Il a fallu le regard de Jean et celui de deux de ses disciples qui suivent ce que le doigt de Jean leur indique ; il a fallu l’oreille de ces disciples pour entendre la parole « Voici l’Agneau de Dieu » et laisser se réorienter leur regard et leur attention ; il a fallu leurs pas dans la terre se mettant à la suite de Jésus ; il a fallu ce premier dialogue, simple, court, avec Jésus… il a fallu tout cela pour ouvrir une nouvelle histoire qui, de la question initiale « où demeures-tu ? » débouchera dans quelques années à l’écoute du « demeurez en moi comme moi en vous ; celui qui demeure en moi et en qui je demeure porte beaucoup de fruit ».

La manière de faire d’Ignace et de celles et ceux qui cherchent à nourrir leur vie spirituelle à la source unique en passant par le chemin particulier que promeut Ignace, cette manière de faire ne peut faire abstraction de ce que nos sens nous donnent de percevoir, persuadés qu’ils servent non seulement à nous mettre en relation avec les autres, mais aussi, les pieds dans la terre, à nous mettre en relation intérieure avec le Seigneur créateur et Sauveur. Oui nous sommes invités à écouter les cris ou les gémissements ou murmures de paix et de joie comme de souffrance ou d’espoir ; nous sommes invités à regarder les yeux illuminés comme ceux qui sont fermés, les corps blessés ou inanimés comme ceux qui respirent la vie tant à travers les bonheurs qu’à travers les malheurs apparents. Nous sommes invités à toucher les blessures à soigner, les larmes à sécher tout autant que les mains qui s’offrent pour former des chaines de charité qui contribueront à répandre la vie. Nous sommes invités à goûter les douceurs qui réconfortent comme les amertumes qui sollicitent. Nous sommes invités à sentir les odeurs de champs qui renaissent après une pluie bienfaisante comme les odeurs des terres exploitées ou dévastées, les odeurs des corps blessés ou assassinés qui appellent nos consciences à chercher inlassablement des chemins d’humanité.

Pas de vie spirituelle sans la mise en route de tous nos sens – quels que fatigués ou limités qu’ils puissent être devenus – afin de chercher à percevoir, reconnaître et indiquer les signes de la vie naissante qui appelle notre attention et notre offrande pour croître, une vie qui ne cesse de renouveler nos existences et les faire sortir de leurs possibles ornières.

Certes, nous savons bien qu’il peut nous arriver d’utiliser nos sens pour notre bien propre, soucieux de notre petite histoire, nos besoins immédiats, nos habitudes qui deviennent petit-à-petit comme indéracinables. Mais, ici, nous entendons et nous savons aussi qu’il s’agit d’honorer la rencontre à laquelle nos sens ouvrent, la rencontre de Celui qui est à l’origine de leur déploiement.

Elie le vit et le dit : « j’éprouve une ardeur jalouse pour toi, Seigneur » tellement jalouse d’ailleurs qu’il se croit « le seul à être resté » alors que bientôt le Seigneur lui montrera que non, il y en a d’autres sur lesquels il peut s’appuyer pour poursuivre l’œuvre entamée. Jean le voit et l’annonce « Voici l’Agneau de Dieu », celui pour lequel il faudra accepter qu’il tienne la place de cet Agneau offert au Seigneur en mémoire de la sortie de l’esclavage !

Cette rencontre, la quête d’une rencontre qui dure et produise ses fruits, c’est celle qui a habité le désir d’Ignace à partir de sa conversion, cherchant bientôt sans cesse à y puiser ses décisions, mû qu’il était par la transformation du « où demeures-tu ? » en « où est aujourd’hui ta volonté ? ». Cette rencontre c’est aussi toutes celles qui en découlent. Sur ce point, Ignace a manifesté un souci permanent à ce que les Compagnons de Jésus entretiennent des relations entre eux et des échanges non pas d’information mais de récits. Des récits édifiants pour témoigner de la justice dont parle Paul « celle qui vient non pas de moi-même – c’est-à-dire de mon obéissance à la loi de Moïse – mais de la foi au Christ ». D’autres récits plus personnels, plus difficiles parfois pour que le corps se constitue aussi avec les recherches, les hésitations, les doutes vécus dans la foi et l’espérance. N’oublions pas, chers frères et sœurs, de privilégier, chacune et chacun d’entre nous, notre rencontre personnelle du Seigneur mais aussi de chercher à nous partager quelque chose de ce que cette rencontre nous fait découvrir, nous fait oser ou risquer ; un tel partage nous aidera à entretenir la brise légère qui rafraîchit et renouvelle toutes choses.

Enfin, et nous n’avons pas pu éviter de l’aborder déjà tant cela est propre à la manière de faire d’Ignace, utiliser nos sens, éprouver ce qu’ils font ressentir, aller à la rencontre qu’ils révèlent et contribuent à entretenir ne peut que provoquer réponse et agir. Pour Elie, c’est reprendre la route et même de nouveau par le chemin du désert ; pour les premiers disciples, c’est accepter de « rester auprès de lui » ce jour-là bien avant qu’ils ne soient envoyés ; pour Paul, c’est « oubliant ce qui est en arrière et lancé vers l’avant, courir vers le but pour remporter le prix auquel Dieu nous appelle là-haut dans le Christ Jésus ».

Répondre et agir, nous le cherchons tous, chacun avec ses forces et il est bon de désirer nous aider les uns les autres à sentir plus précisément où le Seigneur peut nous attendre davantage, avec les différences qui nous constituent, les divers champs représentés par les investissements des membres de notre assemblée… toute une diversité portée par un même Esprit dont les frémissements ne doivent pas cesser de nous étonner. Comment ne pas mentionner aujourd’hui, parmi tant d’autres, la naissance du collège Matteo Ricci, celle du Forum Saint Michel, le regroupement des deux communautés jésuites de ce site, dans l’espoir qu’en tout ceci soit davantage « connu le Christ, éprouvé la puissance de sa résurrection » sans éviter « la communion aux souffrances de sa passion » ?

Quant à nous, compagnons de Jésus ici présents, nous n’oublions pas l’invitation de notre Père Général, confirmée par le Pape François, à « vivre plus profondément les Exercices Spirituels et les offrir, [aidés en particulier par] la conversation spirituelle » ; l’invitation à « faire route avec les pauvres, les exclus de notre monde, les personnes atteintes dans leur dignité en promouvant une mission de réconciliation et de justice » ; à « accompagner les jeunes dans un avenir porteur d’espérance » ; à « travailler avec d’autres pour la sauvegarde de notre maison commune ». Lignes qui ne sont pas d’abord listes de nouvelles choses à faire, mais invitation à un regard, une présence, des manières d’être et de faire à renouveler.

Répondre et agir, ce n’est pas se jeter dans l’activisme, des plans de développement, la recherche infinie d’objectifs à mettre en forme et atteindre. C’est porter jusqu’au bout ce mouvement de perception par nos sens tant physiques que spirituels, jusqu’à la rencontre de Celui qui nous fait vivre et nous attend. C’est, selon la maxime d’Hevenesi, jésuite hongrois de la fin du 16° siècle « crois en Dieu comme si tout le cours des choses dépendait de toi, en rien de Dieu. Cependant mets tout en œuvre en elles, comme si rien ne devait être fait par toi, et tout de Dieu seul. » Puisse cette fête d’Ignace nous aider, chacune et chacun de nous, à reconnaître et rencontrer dans l’humanité concrète de Jésus, la véritable image et ressemblance de Dieu à laquelle nous sommes appelés et qui devrait guider notre agir.